Parution du nouveau roman de Chantal Detcherry - analyse critique par Agnès Lhermitte

Quand Chantal Detcherry publie en 2007 un roman intitulé "L'Imposition, la déferlante" Me Too n'est pas encore en vue ; le terme d'emprise, attesté en ce sens par l'Académie dès 1932, n'est pas encore devenu la notion psychologique et psychanalytique médiatisée jusqu'au cliché exsangue (à l'instar de la malheureuse résilience) ; enfin, peu d'œuvres littéraires et cinématographiques ont encore entrepris de démasquer, derrière la « séduction » et/ou la « passion », le mécanisme de cette perversion relationnelle.
C'est dire si la reprise augmentée de ce texte, presque vingt ans plus tard, est la bienvenue. Ce récit en quelque sorte pionnier d'une relation amoureuse où un partenaire dominant (par le sexe - cas de figure le plus courant -, l'âge, l'expérience et la position sociale) impose à un.e dominé.e un modus vivendi cruellement aliénant, prend, à la lumière de maints dévoilements publics plus récents, une nouvelle actualité. L'histoire de la jeune Iris, contée en brefs chapitres égrenant les étapes de sa descente aux enfers, dix ans durant, déploie en scènes incisives certaines modalités de la pseudo-libération sexuelle des années 70 : partenaires multiples, ménages à trois ou quatre, sur la base d'une fausse égalité, d'une fausse liberté en réalité régies dans son intérêt exclusif par Louis, notable local, manipulateur cynique et despotique. C'est au fond de sa souffrance, une fois perdues toute confiance en elle, en la vie, qu'Iris entreprend de les reconquérir : elle prend conscience de son sort et refuse de rester parmi « toutes ces jeunes filles étranglées, enfermées dans le placard de Barbe Bleue ».
Le récit est encadré par deux exergues. Le premier emprunte au Psaume VII de Clément Marot une sorte d'avertissement en forme de vœu conjuratoire d'où provient le titre du roman : « Donne-moy donc suave assurance / De tant d'ennemis inhumains / Et fay que ne tombe en leurs mains / Afin que leur chef ne me grippe / Et ne me détrompe et dissipe / Ainsi qu'un lion dévorant / Sans que nul ne me soit secourant. » Le second, en face de la dernière page, tire avec Marcel Proust, un connaisseur en matière de tourment affectif, la morale de l'histoire redoutée mais finalement vécue : « Aimer est un mauvais sort comme ceux qu'il y a dans les contes, contre quoi on ne peut rien jusqu'à ce que l'enchantement ait cessé ».
Aussi Chantal Detcherry écrit-elle curieusement, en guise de phrase finale : « Il suffit de fermer le livre, et rien n'a existé. » Or, si Iris se révèle soudain capable de tourner le dos, d'oublier pour toujours, comme si rien n'[avait] existé, le lecteur ou la lectrice, une fois ferm[é] le livre, penseront longtemps encore à la tristement banale histoire d'Iris et de Louis, narrée comme un beau conte de notre temps.
Est-ce le lieu de rappeler le magnifique roman publié par Chantal Detcherry en 2023, toujours aux éditions Passiflore, Les Jours de sable ? Une autre femme y conquiert sa liberté, au terme d'une aventure extrême au fond du Sahara, vécue comme une initiation sublime.
Chantal DETCHERRY, Ainsi qu'un lion dévorant, éditions Passiflore, 2025, 198 pages.
Présentation rédigée par Agnès Lhermitte