Remise du Grand Prix ARDUA 2024 à Jean-Noël Pancrazi pour l'ensemble de son oeuvre
Discours de remise du Grand Prix ARDUA 2024 à Jean-Noël Pancrazi
Le 10 avril 2024, Université Bordeaux-Montaigne
Discours prononcé à deux voix par Gérard Peylet (Pr), Président de l'association ARDUA jusqu'au 10 avril 2024 et Antony Soron (MCF HDR), Président de l'association ARDUA à partir du 10 avril 2024.
Cher Jean-Noël Pancrazi, l'humilité reste de mise, quand, en présence de l'auteur, on s'apprête à présenter une œuvre que l'on a découvert depuis tout juste une année. Vous comprendrez ainsi que je fasse appel à votre indulgence. Néanmoins, autant le dire d'emblée, cette découverte, quoique des plus récentes, demeure l'une des plus décisives de mon parcours de critique universitaire « sensible ».
Cher Jean-Noël Pancrazi, vous souvenez-vous de ce courriel il y a plus de six ans où vous me demandiez à pouvoir assister à ma conférence « inter-âges » sur La Montagne ? Qu'un écrivain « Prix du livre inter » pour Madame Arnoul en 1995 et membre du Jury Renaudot, fasse preuve d'une telle modestie, avait de quoi me surprendre. J'ai appris depuis, vous ayant invité à plusieurs reprises à mes conférences, qu'il ne s'agissait en rien de la posture d'un faux modeste. Votre parcours littéraire d'excellence démontre, s'il était besoin, que l'artiste de notre temps ne se porte que mieux - et son œuvre avec - s'il sait vivre hors du temps médiatique et au plus près du temps de la création.
Cela fait un temps certain que nous échangeons, Antony et moi, sur nos lectures respectives. Lecteurs émotifs tous les deux, nous avons presque toujours le bon goût de nous accorder. Aussi, quand mon acolyte m'a invité à gravir La Montagne, à passer du côté de chez Madame Arnoul, à partir ensuite à la rencontre de l'Indétectable, je n'ai pas longtemps hésité. Il est des textes qui nous révèlent à nous-même, qui font entendre leur voix singulière jusqu'à faire de nous, lecteurs-interprètes, leurs obligés. Il s'agit alors de se mettre au service d'une tessiture textuelle qui nous habite en questionnant les possibles raisons de cette présence singulière à l'intérieur de soi. Votre écriture a suscité dès l'origine ce je ne sais quoi qui change tout dans la façon de parcourir un livre.
Comme Gérard, j'ai découvert Jean-Noël Pancrazi par La Montagne, roman court de simplement 80 pages, qui a pourtant tout d'un grand roman. Je n'ai pas été le seul lecteur à ne pas commencer par le début de votre bibliographie en m'attaquant à cette histoire que vous avez tardé à dévoiler, comme si cette absence au massacre de vos « petits camarades » dans la période crépusculaire des évènements algériens constituait une faute telle qu'elle ne pouvait que rester ineffable. Pourtant, vous avez bel et bien fini par l'avouer cette faute non coupable en investissant en même temps sous une forme paradoxale qui vous est propre, un récit court et des phrases s'étirant à bout de souffle.
Des périodes quasi proustiennes mobilisant notamment, par le recours à l'imparfait de l'indicatif, cet indicible temps suspendu. Des phrases à l'exemple de celle que je vais me permettre de lire, extraite de la dernière partie du livre, où le narrateur se souvient d'une interview chez lui au sujet d'un de ses romans qui l'a conduit à retrouver une photo oubliée :
« Moi non plus je n'avais plus rien de là-bas, aucun papier, aucune photo, sauf cette photo de classe, presque neutre - à peine un halo de septembre, rien ne trahissait la guerre autour -, que j'osais à peine regarder […] Mais où étaient-ils eux, au premier ou au deuxième rang »?, «Je la glissais, cette photo, après les éclairages, les poses de l'émission [ ] dans le grand bureau d'écolier que j'avais transformé en coffre[ ]que je trimbalais d'appartement en appartement -avec les manuscrits comme un interminable devoir de vacances pour ne pas pleurer ».
Il y a donc un avant et un après La Montagne. A partir de l'évocation du trauma, se re-déploient les thèmes qui vous portent et vous hantent : les blessures de l'enfance - Je voulais leur dire mon amour, la ligne de fuite des amours éphémères - Les dollars de sable - l'amer constat du temps qui fuit - Tout est passé si vite.
Un lecteur pancrazien n'échappera sans doute jamais à La Montagne. Il y reviendra nécessairement comme vous y êtes revenu par impérieuse nécessité en 2012. Il fera à coup sûr, comme je l'ai fait, des allers-retours entre les parties d'un tout à l'extrême cohérence, où, à titre exemplaire, la figure du père suit différentes déclinaisons jusqu'à Long séjour où vous évoquez la fin de vie. Si le lecteur accepte l'idée que votre œuvre tient en deux versants, alors, ne sera-t-il pas enclin à considérer que, pour vous, l'écriture n'est pas seulement l'expression d'une révélation mais aussi, au moins dans sa première pente abrupte, celle du retardement de cette révélation ?
« Fuir le bonheur de peur qu'il se sauve » chantait la regrettée Jane Birkin ; « Fuir le malheur de peur qu'il m'absorbe » pourrait lui répondre en écho Jean-Noël Pancrazi.
La Montagne permet ainsi de revisiter les romans précédents où le sujet écrivant, comme Ulysse, apparaît déjà condamné à une forme de solitude, de culpabilité, de déchirure :
« Mais je laissais passer toutes les occasions d'y retourner, comme si j'avais peur, en me confrontant aux lieux du passé, de perdre ce qui me restait d'imaginaire, ce qui me permettait de tout réinventer ».
Si La Montagne a assurément compté dans la bibliographie pancrazienne, il convient aussi de souligner l'importance de Madame Arnoul au niveau de la reconnaissance du lectorat. Ici, comme dans La Montagne,l'espace de l'action est l'Algérie française sur le point de se détacher de la mère patrie. Le personnage éponyme est une figure féminine singulière en marge du groupe des colons. Comme Madame Arnoux dans L'Education sentimentale, auquel son nom peut faire penser par rapprochement phonologique, Madame Arnoul fait immédiatement impression tandis que le jeune garçon tisse avec elle une relation unique :
« Elle descendait presque en secret, l'escalier à droite, me demandait toujours, […] si elle pouvait s'asseoir à mes côtés. Elle ne me disait rien, se contentait de me regarder ouvrir mes cahiers et commencer mes exercices à la lueur de la lampe-tempête ».
Madame Arnoul s'apparente à un roman de formation par l'épreuve : épreuve d'un temps de guerre puisque des militaires français s'installent dans la cour ; épreuve de la mésentente parentale, épreuve du désir homosexuel naissant : épreuves qui en préparent d'autres, dont la séparation définitive d'avec Mme Arnoul engagée du côté du FLN :
« Elle m'adressait un signe d'adieu, presque imperceptible, comme si elle avait su que je la suivrais jusqu'au bout et me demandait en silence de lui pardonner de m'abandonner ainsi, de cesser d'être à mes yeux cette autre mère que j'avais longtemps accompagnée et aimée. Elle passait de « l'autre côté », maintenant, disparaissait dans l'ombre des ruelles du quartier musulman ».
A quoi sert d'écrire ? Suffit-il de replonger dans les douleurs intimes pour faire œuvre utile ? Utile au cœur ; utile à l'âme j'entends. Sans doute davantage et même essentiellement, comme le résume un de vos titres les plus récents, à dire son amour, au plus précisément à « leur » dire votre amour. Cahier d'un retour au pays aimé et quitté, cahier d'un retour un demi-siècle après, Je voulais leur dire mon amour (2018) vient conforter l'idée que l'Algérie habite votre imaginaire. Mais suffit-il d'un festival de cinéma méditerranéen pour que les illusions perdues se transforment en temps retrouvé ? Il y a ici, certes, comme dans les films en compétition, ce suspens qui fait espérer le meilleur : l'espoir de retrouver la fraternité, de renouer le lien, de revoir la montagne sacrée et profane et puis ce « the end » déceptif quand le je narré découvre l'interdiction de rester au-delà du temps de la cérémonie.
Celui qui se raconte de livre en livre ne reste-t-il pas blessé par cet exil, point de fuite d'une ligne de fuite que trace le sillon du bateau qui s'éloigne du port d'attache ? Ligne que le narrateur n'en peut plus de suivre et qui l'oblige à quitter l'hexagone. Situation évoquée notamment dans Les dollars de sable (2007).
S'il est éloigné de la France, la narrateur ne guérit pas du sentiment de l'exil sans fin et de l'abandon. Profitant de la situation des occidentaux et impliqué dans ce qu'il dénonce, « les dollars de sable », ce narrateur, qui sombre dans le soleil noir de la mélancolie, fait un portrait cruel et sans complaisance de son égoïsme, de « sa misère d'âme ».
Le lecteur comprend que cette mélancolie représente désormais sa façon d'habiter le monde. Pourtant, l'écriture se maintient sur la ligne de crête, seule manière de résister à la perte, au manque et à l'oubli, au sentiment poignant de solitude. Cette écriture, empruntant un modèle musical, qui parvient à charmer le lecteur parce qu'elle donne au récit le tempo unique d'un lamento.
Lamento qui se déplace dans Tout est passé si vite (Grand Prix du roman de l'Académie française en 2003). Le narrateur que l'on sent très proche du personnage féminin dont il nous décrit les derniers jours de vie ne dit rien ou presque rien de lui-même, s'efface dans l'ombre d'Elisabeth et des autres personnages qui appartiennent presque tous au milieu de l'édition. Ce narrateur demeure pourtant central puisque l'écriture du livre repose sur la complexité de son regard que l'on pourrait comparer à une palette de nuances traduisant le lien entre celle qui part et celui qui reste. L'écriture mêle dans un subtil contrepoint les instants présents et les souvenirs. Devant les feuilles du dernier livre à écrire la mémoire affective et émotionnelle du personnage qui va mourir se réveille. La souffrance est là, mais on se souvient des moments heureux, des gestes infiniment humains.
On aura compris que le narrateur pancrazien est hanté par l'idée de trahir les siens, ceux qu'il a aimés, ceux à qui sa mémoire est restée fidèle, comme le petit cireur de chaussures de Montecristi (2009). On aura compris qu'il lui faut donc revenir sur les lieux origines et/ou les lieux du crime comme c'est le cas ici, où Chiquito, celui pour qui il faut témoigner, a été empoisonné par les fûts toxiques balancés par des cargos états-uniens sans scrupules. On aura compris que la narrateur pancrazien se saurait jamais s'éprendre de lui-même. Qu'anti-Narcisse, « ombre parmi les ombres », il n'en a que pour l'autre, les autres, les êtres d'ici et d'ailleurs, l'altérité en chair et en os quel que soit son port d'attache, son origine, sa préférence sexuelle.
Jamais votre longue phrase qui me fait penser au modèle musical de la mélopée et du lamento n'a sans doute été aussi suggestive par son rythme. Elle qui avance par additions, juxtapositions de fragments sans rien qui pèse ou qui pose. Ici, subordination et coordination sont remplacés par des tirets qui souvent se succèdent eux-mêmes (tiret dans le tiret). Le lecteur échappe difficilement au charme de cette phrase, par parenthèses accumulées, qui semble restituer le flux spontané de la mémoire en restant le plus près possible de sa manifestation involontaire, spontanée.
Nous avons déjà évoqué vos phrases à couper le souffle ; sans doute serait-il plus juste de dire que la phrase pancrazienne se dote d'une vertu illusoire, celle de retenir le souffle des morts. Oncle Noël, Tante Simone, Albin, Juliette, sa mère, tous ces chers disparus dont Les années manquantes (2022) voudraient combler l'absence. Le narrateur ajoute une pièce au puzzle de son autobiographie fictive en mettant une nouvelle fois en tension sa pudeur naturelle et l'impérieuse nécessité du dévoilement du temps du rapatriement.
Evoquant Joséphine, sa grand-mère qui s'est occupé du jeune garçon alors que ses parents sont repartis en Algérie en espérant illusoirement y refaire affaire :
« Je réalisais seulement alors qu'elle venait de mourir, sans que j'aie pu lui dire un dernier mot, un dernier merci pour m'avoir accueilli en sacrifiant les années de paix qu'elle n'aurait jamais eues, une dernière prière que je me serais rappelée rien que pour elle.
D'aucuns dont je suis (dont nous sommes) pensent que Les années manquantes constituent le sommet de l'écriture pancrazienne. Il s'agit en effet d'un roman total qui traverse l'histoire contemporaine par le prisme autofictionnel. En effet, après le départ pour Louis le Grand, ce seront les nuages de poudre de mai 68, puis, en accéléré, les années SIDA où plus dure sera la chute, avec le clavaire d'Albin, l'ami protecteur de Perpignan, retrouvé à Paris.
Mais l'enfant du siècle, ou plus précisément du demi-siècle, reste surtout et à jamais le fils d'un couple perpétuellement en conflit. Ici donc dans Les années manquantes, la mort de la mère du narrateur semble faire écho à celle de son père évoquée dans La montagne. Comme si l'auteur n'avait pas pu évoquer dans le même livre la mort de ces deux êtres mal aimés et si mal accordés.
Les années manquantes auraient pu se clore sur la mort de la mère du narrateur. Toutefois, comme dans la montagne, Jean-Noël Pancrazi va dévoiler un peu plus le mobile qui l'a engagé dans le métier d'écrivain. A l'occasion d'un retour longtemps différé à Perpignan, l'écrivain avant de repartir nous livre des aveux sur ce qui « après tant d'années avant de commencer à écrire », l'a engagé», «à tenter d'en faire l'axe de [sa] vie».
Les dernières pages donnent d'ailleurs tout leur sens au titre choisi. Ces « années manquantes » qui semblaient déjà des années de transition, se sont poursuivies depuis qu'il écrit : Paris étant devenu « une escale, un lieu commode pour tous ces voyages ». Comme un écho poétique à la dernière page de la Montagne, ce dernier livre s'achève par la vision, dans la gare déserte, de tous ceux que le narrateur a perdus :
« mais ils étaient là-bas, réunis dans la nuit; c'étaient les miens; ils ne m'avaient pas oublié; ils venaient me dire au revoir, me rappeler que je n'étais pas aussi seul que je le croyais, avançaient sur le quai, embarrassés, ne sachant s'ils avaient le droit de monter ou non, essayant de retrouver l'origine de leur erreur dans le trajet, mais ils n'en avaient pas fait - c'était la vie; oscillant avec cette «case en moins» qu'on avait en commun, ce petit groupe de déracinés, tendres et cinglés, ces romanichels d'un autre temps qui ne jugeaient jamais, habitués à ne rien attendre, à ne rien demander, à ne pas s'installer, à ne pas se soucier d'être sauvés et qui, sans le savoir, m'avaient tout donné».
Jean-Noël Pancrazi, nous voulions par nos deux voix en duo faire écho à un amour littéraire. On a souvent dit que votre écriture était proustienne. Ne vous effrayez pas du compliment. Car ce je ne sais quoi de proustien que l'on trouve à vos livres tient à la nécessité viscérale, vitale, vibrante de résister à la perte, au manque et à l'oubli.
Jean-Noël Pancrazi, nous avons acquis l'intime conviction en fréquentant l'intimité de votre œuvre, que tout son matériau, son phrasé, son rythme, pour ne pas dire sa pulsation relève de l'expérience profonde dusensible. A partir de là, à partir de cette fibre, il s'est agi, nous semble-t-il, d'écrire à rebours, autrement de faire de votre pudeur, probablement même de votre timidité, la force paradoxale de votre écriture. Va-t-il de soi en effet de se dévoiler sans s'afficher, de s'imposer en tant que figure centrale alors que tout votre imaginaire est tendu vers autrui?
Au commencement était « La Montagne ». Cette montagne des Aurès auprès de laquelle le Canigou restera définitivement pour vous un mont dépourvu de grandeur. « La Montagne » qui incarne à la fois un sentiment d'appartenance et une altérité radicale ; montagne mystérieuse, que vous ne retrouverez nulle part dans vos pérégrinations « vers le sud ».
« Que la montagne est belle » chantait Jean Ferrat, « Que la montagne reste belle malgré tout » auriez-vous pu lui répondre : votre montagne, définitivement le lieu originel et le trou noir, le départ des lignes de fuites et le port d'attache de l'imaginaire d'un Sisyphe poète, jamais complètement rapatrié…
Mais que comme Albert Camus, nous imaginons heureux.
G. P. et A.S.